Des milliardaires réaménagent les hôtels particuliers parisiens
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Au 14, rue de l'Université, dans le 7e arrondissement de Paris, l'immeuble emmailloté de bâche grise est une verrue bien disgracieuse aux côtés des hôtels particuliers de la même époque - le XVIIe siècle - aux porches cintrés et balcons à encorbellement, qui l'entourent.
Placardé sur l'échafaudage, le permis de construire date du 30 janvier 2004. Le toit a disparu. La façade aux fenêtres à chapiteau semble "tenir" en trompe-l'oeil. Le chantier est arrêté pour infraction : les travaux de démolition engagés outrepassent le permis octroyé. Le procès de l'Etat contre le propriétaire, qui doit débuter lundi 24 novembre, au Palais de justice de Paris, devrait servir de cas d'école, à l'heure où les transactions sur le patrimoine historique de Paris sont en plein boom.
Les hôtels particuliers en vente, pour la plupart construits entre cour et jardin aux XVIIe et XVIIIe siècles, souvent cédés par l'Etat pour faire rentrer de l'argent dans les caisses, font le miel, depuis 2006, des milliardaires du monde entier. "Des bâtiments à usage privé et extrêmement luxueux, dont les acquéreurs viennent des grandes familles princières du monde arabe, du Golfe, du Maghreb, de Russie ou des pays émergents. Ce ne sont ni les Anglais, ni les Américains, ni les Français, même s'ils pèsent des milliards", précise Charles-Marie Jottras, président du groupe immobilier Féau (Belles Demeures de France, Christie's Great Estates), dont une vente a dépassé, avant l'été, les 60 millions d'euros. Parmi les offres du jour chez Féau, l'hôtel du Grand-Veneur, d'époque Louis XIII, inscrit aux Monuments historiques, rue de Turenne (3e), est mis à prix 29 millions d'euros.
France Domaine, institution dépendant du ministère des finances, affiche sur son site Internet les offres immobilières de l'Etat, photos à l'appui. Le 21 novembre, à la rubrique "L'Etat vend à Paris", l'hôtel de Montesquiou, façade Louis XVI sur jardin, au 20, rue Monsieur (7e), anciennement occupé par le ministère de la coopération, portait la motion "vendu". Il serait cédé à un promoteur russe. Autre affaire à saisir : l'hôtel de Seignelay, 80, rue de Lille (7e), dépendant du ministère de l'économie et dont la date de dépôt des offres était fixée au 20 novembre... L'Etat, très discret, n'affiche pas les prix pour vendre au plus offrant.
Une fois le contrat signé commencent les difficultés. L'acquéreur veut bénéficier des dernières commodités et mettre au goût du jour sa propriété. La tendance est au gain d'espace. Puisque, à Paris, on ne peut construire en hauteur, creusons les sous-sols, pour installer piscines, garages, climatisation.
Les requêtes sont déposées à la direction de l'urbanisme de Paris qui transmet les dossiers aux Architectes de bâtiments de France (ABF), lesquels délivrent les autorisations et contrôlent les travaux. Les règles sont strictes lorsqu'il s'agit de bâtiments classés ou inscrits aux Monuments historiques, ou simplement situés dans le 7e arrondissement et le Marais, deux zones régies par le Plan de sauvegarde et de mise en valeur de la capitale (PSMV) établi en 1996 et en cours de révision. Ou encore, lorsque l'immeuble est préservé au titre du Plan local d'urbanisme (PLU) qui, depuis 2006, protège 5 000 immeubles intra-muros.
Les demandes de permis de construire sont révélatrices. Une dizaine de gros dossiers sont étudiés. Dont celui de l'hôtel de Bourbon-Condé, classé Monument historique, 12, rue Monsieur (7e), acheté par la famille royale du Bahrein, qui inclut la création en sous-sol de parking et salle de cinéma.
"TRAVAUX PHARAONIQUES"
Une demande similaire de construction d'un garage souterrain émane de l'hôtel Lambert (1639-1644), construit par Louis Le Vau, qui agrandira Versailles. Ancré à la pointe de l'île Saint-Louis, avec son jardin suspendu et sa rotonde sur la Seine, il a logé, un temps, l'actrice Michèle Morgan : c'était l'attraction des bateaux-mouches. Avec ses décors peints par Le Brun, ce joyau a été cédé, en 2007, par le baron Guy de Rothschild à la famille de l'émir du Qatar (autour de 80 millions d'euros), lequel, amateur de vieilles pierres, possède l'hôtel d'Evreux, place Vendôme, et l'hôtel de Coislin, place de la Concorde.
Le PSMV, établi en 1996 et en cours de révision, protège très mal les sous-sols de ces hôtels. "Pratiquement tous les bâtiments que je connais, repris récemment, envisagent des travaux pharaoniques dans les caves ou sous les cours pavées", précise Christine Fabre, de l'association SOS-Paris. Au 81, rue de Grenelle (7e), le chantier sur le petit hôtel d'Estrées est spectaculaire, comme l'état de la cour, trou béant garni d'échafaudages. Deux permis de construire ont été délivrés. Le premier autorisait, en octobre 2006, trois niveaux de sous-sol (avec piscine, sauna, parking), le second, de septembre 2008, accepte un ascenseur à voiture.
"Il faut stopper cet élan pour éviter les excès. Le petit hôtel d'Estrées fait partie des polémiques", indique Jean-Marc Blanchecotte, architecte en chef des bâtiments historiques, à Paris. Etudier au cas par cas, en hiérarchisant les hôtels particuliers, telle est l'actuelle démarche. Pour le spécialiste, "il ne faut pas tout bloquer, l'esprit de reconquête est l'occasion de restauration des bâtiments historiques".
Un point sensible pour les ensembles de grande valeur vendus par l'Etat, souvent mal protégés par la loi. La problématique des sous-sols est au coeur des discussions. Colombe Brossel, adjointe au maire chargée du patrimoine, parle des réunions qui s'enchaînent, entre Etat, mairie, experts et associations, afin d'établir une "doctrine" avant fin 2008.